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La condition ouvrière - Page 2

  • L'intrépide Bruno Bisaro

    La plupart des poèmes rassemblés ici ont été composés entre 1995 et 2003. Ils correspondent à « ma période marseillaise » et à mon retour vers Paris. On peut imaginer leur auteur les dire ou les chanter, quelques années plus tard, à l’aube des années 2010, dans la nuit étroite d’un music-hall parisien. Ou se souvenir. Voici donc de nouveau le ciel peuplé.

     

    -I-

     

    La terre est un plateau qu’un beau sorcier à la barbe téméraire traîne debout sur une plage, dans la poussière venue chatouiller l’haleine protectrice des corps allongés et cramés au troisième sous-sol (sous l’épiderme). Un cadran impassible, tantôt dressé comme un building et bancal au millimètre près, au poil, à la virgule près.

    Le plateau claudique derrière son hôte, ou marchant dans son pas, il paraît alors comme suspendu à son souffle, dans l’odeur de synthèse qui émane des pores rincés. On dirait un cerf-volant hésitant et qui fait du rase-mottes.

    La terre est un plateau guignol, une géométrie d’accroches pour bracelets, montres et lunettes de soleil… L’astre crapahute en faux-fuyant dans la chaleur d’un calorimètre. À son bras, des serviettes.

    ***

    Il ère l’air de rien le black zélé aux pieds crevassés et derrière moi, le chant nombreux et faussement euphorique des tam-tams. On devine dans les vapeurs, dix cymbales martyrisées par une tribu de blancs-becs, arrogants, impérieux, menaçants comme des cieux envahis par une mouette.

    Il s’éloigne le sourire de la noire horlogerie, vers la rampe bétonnée, vers le déambulatoire brûlant du regard des voyeurs. Il s’éloigne, voûté : voûte céleste, valeureuse, sur un tapis noir de monde…

    Un cadran roule des mécaniques. Sur le ponton carambolent des planches : planches de surf, planches à pain… Plancher d’Amérique. Puis la nuit sur la mer.

     ***

    J’écris un mur. Une nuit sur la mer. On entend quelques rires de gazon derrière moi. On entend quelque chose. Oui, des rires. Des rires élégants. Des rires raffinés. Des rires de fillettes. Des filles rotent dans l’herbe fraîche. L’haleine hilarante des filles, des filles irritables qui trinquent… leur haleine frissonne dans l’air nocturne et ce frisson de pâquerette, ce frisson de vert ivre, ce frisson dérisoire cogne le mur de la mer.

    La mer est verticale. C’est un rideau noir qui s’abat en sanglots unanimes et l’écume que l’on cogne est un mur frémissant.

    Ô mer, depuis combien de temps es-tu ce mur qu’un carré de pelouse idiot tente de fracturer? Depuis combien de temps es-tu ce vert soupirant, le sel à l’odeur éméchée des filles?

    Derrière moi, on entend le choc d’un ongle contre le verre… Cabriole du verre émoussé.

    ***

    J’ai rêvé le soleil du temps verrouillé : blanc, hautain, brûlant. J’étais encore un homme, avec des genoux d’homme… Éternité issue d’un ventre, du battement d’un système, de la douceur d’une nuit. Je plonge dans le jour immobile.

    Sur une page blanche palabre un prophète. Dans la blancheur, dans la précarité de phonèmes ordonnés, noirs sur blanc, c’est donc un amoncellement grinçant de fauteuils et de strapontins. La classe de perfectionnement redécouvre le bâton de craie griffonnant le tableau noir. Sur la mer, mer-miroir, la houle est studieuse.

    J’enfile le maillot du baigneur. Classique, bariolé. J’ai les genoux en feu. Au passage, quelqu’un entonne et à sa barbe : « Mal à l’œil vitreux (La soute, TRALALALALÈRE), Malle à la vitre teintée (La soute, TRALALALA). »

     

    -II-

     

    Et ventre à terre, son ventre rêve un soleil rouge de crépuscule.

     

    Il a ôté son croco manchon

    Il a ôté son chapeau

    Puis ses potes lui ont craché au visage

     

    Ont battu des flancs

    Ont scalpé la roche

    Ont piétiné la fronde des thallophytes

     

    Puis la sirène des keufs

    A tordu son sguègue

    A redressé ses bras en croix

    A coiffé ses potes au poteau

     

    Ils ont poursuivi vers un feu

    (Vers la porte grillagée des jardins)

     

    Puis la sirène a fait ramper la toison de ses coudes

    Ils saignaient

     

    Puis la sirène a arraché ses dents une à une

    (Parce qu’elles mordaient la pelouse)

     

    Et la sirène

    A planté les dents en couronne autour de son crâne

     

    Un bâton est venu heurter le chambranle de la porte

    Puis son anus s’est mis à saigner

    (Pommade blanche à fesser de son père)

     

    Il s’en fout de la prison

    Il m’a pris pour sa poupée hispanique

    Il pleurait comme une fille sur le terrain de beach-volley

     

    Il pleurait comme une Maria

     

    Il s’en fout de la prison

    Il s’enferme tout seul chez lui et à l’ombre des murs :

     

    J’attends la chaleur de l’enfer

    Ton paradis fait froid dans le dos

    Le vent ne souffle plus sur la terre

    Toute la terre est bâillonnée

     

    Dehors c’est la débâcle

    Avec des coups de bâton qui se perdent

    Et qui viennent heurter

    Le cadre vermoulu des portes

     

    Puis il a posé son oreille contre un coquillage

    Il a regardé le ciel cadenassé

    (Car nageant sur le dos)

     

    ***

     

    Alors a retenti

    Le chant maudit

    Le chant rare

    Le glaviot sonore

     

    Alors a retenti

    La voix du matin

    La voix du shérif

     

    Tous étaient présents à la cour

    (Aucun ne manquait à l’appel)

     

    Une main cherche à lui ôter son cuir

    Un front lézardé songe à l’asperger d’essence

     

    Mais notre roi joue à rêver encore

     

    Puis il s’en est allé

    Fier, pommadé, nu

    Et c’est une reine

    Lorsqu’il se prosterne

     

    (À l’appel de son nom

     Il a ôté lui-même gant et chapeau)

     

    Puis il s’en est allé

    Peut-être s’est-il pendu

    Et ventre à terre

    Son ventre rêve

    Un soleil rouge de crépuscule

     

    -III-

     

    J’ai grandi dans la mort de l’art : je regarde de l’autre côté d’une phrase, de l’autre côté d’un mot, comme un condamné à mort regarde de l’autre côté des barbelés d’un camp et parfois, il arrive que l’on me surprenne un peu, mais c’est moi-même que je traîne par les cheveux vers la fosse commune, selon un itinéraire oblique.

     

    Les chars aux nez rouges

    Débordent de corps tondus de troncs décharnés

    On brade ici échardes vieillies pinsons aphones

    Becs ouverts barrés d’allumettes

    Crevant les lucarnes des navettes

    Là chauffards hurlants chouettes soûlardes mages illettrés

    Brûlant les feus du boulevard

    Ceux d’une rampe corbillard

     

    Sur une mer déchirée nappée de mésanges cendrées

    Sur des kilomètres de brindilles

    Les corbeaux ont les ailes brûlées

     

    Mais le ciel étoilé étouffe les décombres d’un temple jaune

     

    ***

     

    Je vois un bassin aride

    Les corps décharnés des Maliens dans le désert

     

    Des filles des colonies de filles qui rotent

    En mangeant des sandwiches

     

    Les berges vides d'un fleuve large comme la mer

    Je respire l’odeur du sperme de Pasolini, Pier Paolo

     

    Je vois un C au fond d'un bois

    Et l'odeur d'une oreille

    Et la sève défroquée des arbres

    Et une lettre restée sans réponse

     

    Elle caresse un feuillage colonial

     

    Au retour de Paname

    Le sang s'étiole

    Et il reste violet sous l'éteule

     

    Et les arbres se branlent sous leur képi

    Et pètent en l'air douze fois comme des alexandrins

    Et la sirène s'ébaudit encore dans la pleutre grisaille

     

     

    Le long des cabanes

    Le long des murs tagués taguant

    Le long des couloirs-discothèques

    Le long des barbes (Bouches barbelées)

    Le long des lavabos (Corridors dentureux)

    Le long des friches des antres affectées de l’odeur des corps

    Le long des colonnes des trous de Buren des bouches de métro

    Des scènes de théâtre soumises

    Indisposées

     

    Le long des entrejambes violets violés violents ils retentissent

    Les douze coups de la sirène

    Ils cognent à la lucarne

    Ils cognent au tissu

    Ils sifflent le long des toits

     

    Ils ébranlent

    Le long pouce de C. (César)

    Le long nez de C. (Cléopâtre)

     

    Au passage la Jeanne d’Arc de la Momie

    Ouvre un œil, ferme le bal

     

    Aux éventés des tapis

    Aux marchands du temple bedonnant

    À l’assemblée venue célébrer l’an 54

    Aux visiteurs d’occasion gras

     

    Et même aux cloportes

    Dans le silence de mort d’un soir de première

    Ismène précise le nez pincé

     

    Et même elle agite souverainement son mouchoir

    C’est l’heure de la visite guindée

     

    Et elle précise :

    Astre filtré, lustre sans âge

    Droit au sommeil

     

    -IV-

     

    Bruno Bisaro est mort lui-aussi. On savait bien qu'il finirait par se jeter platement sous les roues d’un autobus.

     

    ***

     

    Je le vois mon marin

    Il se tient droit devant moi

    Il est venu finalement

     

    Il est venu le jour de ma mort

    Il me salue en agitant son feutre

    Il me salue en agitant son chapeau

    Le drôle, il me couvre de fleurs

     

    Il a le verbe haut

    Et dans l'air feutré des fourmis se tordent

     

    Pourquoi flottes-tu dans ton chapeau

    Melon marin

    Où flottes-tu

    Marin, melon

     

    Les ouvrières rient de plus belle

    Mais du rire des ribaudes

     

    Mon marin s’en est allé

    Avec un drôle d’oiseau

    Une espèce de chapeau

    Avec des plumes rampantes

    Un vestige de plumes de paon

    Et veston assorti

     

    Je vous paierai ce que vous voudrez

    Monsieur l’Arnaqueur

     

    Diable, je vous paierai

    Mais je ne veux plus entendre

    Cette foutue sirène

     

    Je vous paierai le prix fort

     

    Tiens, je t’achète une montre

    Vérifie qu’elle n’est pas bloquée

     

    Étude scrupuleuse de son mécanisme

    Et à l’ombre des serviettes :

     

    Rafistole-moi, noir artisan

    Rafistole-moi, marabout d’Afrique

    Je veux être un corps tout blanc

    Une hostie éloquente de blancheur

     

    ***

     

    À ces mots calanche un impérialiste. Mais son cœur, dans un sceau, bat la seconde et se refuse à tout repos. Il sera bientôt diplômé.

     

    ***

     

    Ton fils meurt, maman

    Carillonnent les pendules

     

    Quand il meurt

    Sonne l’heure

    Sonne l’heure…

     

    ***

     

    Puis je vois tous les autres

    Tous les autres, tous les morts

     

    Tous ces morts

    Ils prennent l’autobus

     

    Je vois les morts

    Je les connais déjà

    Je les reconnais dans tes yeux

     

    Tous

    Ils prennent l’autobus

    Ils prennent l’avion

    Ils prennent le bateau

    Ils prennent le train

     

    Ils voyagent à voiles ou à moteur

     

    Et puis encore ils me regardent

    Comme moi je les regarde

    Comme toi tu me regardais

    Quand je prenais l’autobus autrefois

    Tu agitais ton mouchoir

     

    Le marin a l’air heureux

    Je précise qu'il en a seulement l'air

    Regarde il pense à moi il est tout seul

    Il a laissé son chapeau au vestibule

    Au potager des chapôs ridicules

     

    Et puis il est allé au cabinet

    Je le vois au cabinet

    Il pense à moi il a fini son transit

    Et puis maintenant il se torche

    Avec mes poèmes

    Et puis il tire la chasse

     

    Regarde maman c’est la plage

    Il y a Monsieur Bamboula il vend des montres

    Il y a Monsieur Blanc Bec

    Il fait du surf à roulettes sur le remblai…

     

    Ce jour-là, Bruno Bisaro est mort pour la 122ème fois.

     

     

    L'intrépide Bruno Bisaro

    Ouvrage à paraître en 2024

     

  • Les arbres

    Le poète est seulement disponible à l’expression. Il ne parle jamais à la foule. La liberté est un plongeon confortable pour le poète des bas-fonds. Mourir idiot n’est pas honnête. Fuyons.

     

    Ça fait une éternité que je marche. C’est-à-dire des nuits. Je marche. Je n’arrête pas de marcher. Je parle aux arbres. Les arbres sont mes compagnons. Alors, au passage, je leur crie des choses. Je leur dis : « j’ai faim » mais surtout « j’ai soif » dans cette nuit qui n’en finit pas.

    Ça fait combien de temps que je ne me suis pas arrêté pour vous arroser les pieds, hein, les arbres? Ça fait combien de temps… Ça fait combien de temps que vous vous ressemblez tous? Parce que dans la nuit, vous n’êtes que des ombres… Des ombres humides. Interminables.

    Alors je voudrais bien ce soir m’entendre, comme un bourgeois tout vert s’entend m’entendre vous crier quelque chose… Quelque chose de solide à la gueule. De consistant.

    Vos ombres me font peur. C’est horrible. Elles me font horriblement peur. Même que parfois j’en chie dans mon froc… Une de ces paniques qui me surprend en plein vol, au milieu d’une route, et surpris par elle ou par les affres de la marche, je disparais sur le bas-côté… D’autres ombres m’invitent alors à me tenir droit, à me redresser. Les jambes légèrement écartées, je fixe un point au-dessus de moi, vers le sommet d’un arbre… Ou de moi-même, les yeux fermés, je m’accroupis un instant, pour chier tout ce que je peux. Dans un coin du ciel.

    Et puis une nuit, plus rien. Je ne peux plus chier. Je ne peux plus pisser. Je ne hurle plus rien à l’adresse des arbres. Vos ombres immenses me foutent la paix et ne répondent plus. C’en est fini de l’emmerdement.

    Il pleut. Je marche dans le vent mouillé. Mes habits sont lourds et pleins de boue. J’ai l’impression d’être un arbre. Je vois de la lumière. Je crois rêver. Non, la lumière persiste… Épaisse lumière. Puis des bruits, des voix familières… Ceux d’une gargote. Ceux du Levant. J’entre.

    C’est un foyer misérable, même pour le roi des forêts. Misérable, avec un plancher dont les lattes s’enfoncent drôlement… Attention aux échardes. Je trouve personne dedans ce vieux trou. Personne, sauf ces deux-là. Deux punks collés. Ils n’arrêtent pas de se dire des trucs.

    Ma ceinture a lâché. Je ne sais plus me tenir. Je commande un verre. Ça fait des nuits que j’ai soif. Je te demande du pain. J’ai faim. Mais toi, au-dessus de ton comptoir, tout là-haut, un comptoir qui tangue, tu me dis que tu ne sers plus à cette heure. « Regarde, dehors, c’est la nuit », tu me dis.

    Les bécots se sont tus. Eh bien, moi à présent, je pleure dans une forêt de clous. Je pleure. Je flotte dans mon jean. Pisse-au-vent sous les néons, dans la clarté du Levant… Je fonds en larmes. Je chiale comme un gosse. On se remet à causer dans mon dos : deux poissons rouges. Bouches vers l’avant, corps d’écailles aux flancs et dorsales à crête. Pics en résine… Tous deux viennent peu à peu me chatouiller la plante des pieds.

    Je pleure sous leurs caresses. Je ne cesse de pleurer. Et je t’aperçois… Je te vois penché au hublot. Je sens monter en moi une sève brûlante. Mais mes sanglots s’enracinent. Je rase les murs d’un aquarium. Et je brûle. Et je pleure. Je pleure comme une barrique, je pleure tout mon saoul. Et tout en haut, beau jerricane, tu m’impressionnes…

    Mais je brûle d’impatience. Et même je salive. Derrière moi, les méduses m’accroupissent. Elles jouent avec des fruits. Eh bien, oui, dehors, c’est la nuit. C’est toujours la nuit, pour moi. Alors, dans un silence qui tombe à pic, tu me dis, tu me dis : « Je n’aime pas les étrangers qui pissent et qui chient partout ». Tu n’es pas un arbre, toi. Non, tu n’es pas un arbre.

    Les deux autres sont restés muets. Muets comme des carpes. Et il n’y a qu’eux que je puisse voir. Eux, distinctement, au fond. Je les vois contre moi, comme des cactus livides… Ils restent plantés là. Plus personne au hublot. Je les vois qui se tordent. Au fond, tout au fond depuis l’éternité, eux ne font que tordre ma culotte.

     

     

    Les arbres

    Bruno Bisaro

    Marseille, 1999

     

    L'intrépide Bruno Bisaro

    Ouvrage à paraître en 2024

     

  • Le sycomore

    (À Marina Tsvetaïeva)

     

    Dans le jardin de la Démence

    Dans ce jardin embusqué

    Ô Funestes jardiniers

     

    Se tient un vieil érable solitaire et robuste

    Droit comme un i centenaire

    En théorie

    En blessures isolées

     

    Et tout son pied prend racine

    Et tout son poids le fait plier

    Et le poids des années

    Et le poids des blessures

     

    Dans son antre

    Comme un lion

    Si l’on pouvait le voir rugir

     

    Quand cet autre apparaît

    Innombrable et soudain

    À tâtons

    À pas légers

     

    C’est au miracle qu’on crie bien haut

    Et au désordre des forêts

     

    Rugit alors dans un tourment

    Notre arbre robuste et solitaire

     

    Rugit bien fort

    Tient comme il peut

    Et craque sous les feuilles…

     

    Rugit ou grince

    Comme une armoire

    Comme un cercueil à ciel ouvert

    Comme vous l’entendez

     

    En faux platane

    Tremble sous l’écorce

     

    Mais il rougit

    Malgré son âge

    Malgré le siècle et les années

    Malgré l’été

     

    Rougit et meurt de ses blessures

    Rougit et meurt de ses rougeurs

    Et du chagrin de son soigneur

     

    Un forestier, un jardinier

    Un charpentier

     

    Rougit et meurt

    Et de son poids

    Et de son âge

     

    Et de son fruit

     

    D’être tombé

    D'avoir aimé

     

    Rougit et meurt

    D’avoir aimé

    En plein été

    Un jardinier

     

     

    Le sycomore

    Bruno Bisaro

    Padova, Italie, Été 2019

     

    L'intrépide Bruno Bisaro

    Ouvrage à paraître en 2024

     

     

  • Une œuvre de jeunesse

    -I-

     

    L’UN : Je reprendrai tout depuis le début.

    L’AUTRE : Nous reprendrons tout depuis le début.

    L’UN : Depuis le commencement.

    L’AUTRE : Depuis le commencement.

    L’UN : Promis?

    L’AUTRE : Promis.

    L’UN : Avec un maximum de détails.

    L’AUTRE : Avec un maximum de détails.

    L’UN : Avec le maximum de précisions.

    L’AUTRE : Avec le maximum de précisions.

    L’UN : Avec le maximum de références.

    L’AUTRE : Avec le maximum de références.

    L’UN : Avec le maximum de lumière.

    L’AUTRE : Avec le maximum de lumière.

    L’UN : Retrouveras-tu la lumière de la description de ce puits datant probablement de l’origine du monde?

    L’AUTRE : Nous retrouverons la lumière.

    L’UN : Retrouveras-tu la lumière de la description de ce stylet, si vrai que sa lame effilée semblait déjà incrustée dans la chair? Retrouveras-tu la lumière de ce tranchant-là?

    L’AUTRE : Nous retrouverons cette lumière.

    L’UN : Oublieras-tu néanmoins la lumière du temps de la lampe à pétrole et de la lampe à huile? Oublieras-tu ces deux lumières-là?

    L’AUTRE : Oh, ces deux lumières-là, je crois que nous les oublierons définitivement.

    L’UN : Retrouveras-tu la lumière du temps de la structure circulaire de l’œuvre littéraire et des héritiers du temps de la structure circulaire de l’œuvre littéraire?

    L’AUTRE : Nous retrouverons la lumière.

    L’UN : Enterras-tu les cadavres?

    L’AUTRE : Nous enterrons les cadavres.

    L’UN : Enterras-tu tous les cadavres?

    L’AUTRE : Non, bien sûr. Seulement quelques-uns.

    L’UN : Que feras-tu des autres?

    L’AUTRE : Nous laisserons les autres se décomposer à l’air libre, à la lumière du savoir des maîtres ès littérature.

    L’UN : Et que feras-tu des nouveau-nés abandonnés à la puanteur?

    L’AUTRE : Je leur briserai la nuque pour mieux t’entendre hurler.

    L’UN : Abandonneras-tu tous les nouveau-nés à la puanteur? À la même puanteur?

    L’AUTRE : Pour tous les nouveau-nés, le même sort. Sauf pour ces deux-là.

    L’UN : Que feras-tu de ces deux-là, les deux derniers?

    L’AUTRE : Nous saignerons ces deux-là, les deux derniers, à l’endroit de la trachée artère. Sois tranquille.

    L’UN : Retrouveras-tu la lumière du cercle des origines (en cela, sache que la lecture de Franz Kafka et de Stephen King est impardonnable) ?

    L’AUTRE : Impardonnable. Vraiment impardonnable.

    L’UN : Malgré cela, retrouveras-tu la lumière?

    L’AUTRE : Nous retrouverons la lumière.

    L’UN : La lumière d’avant la découverte de l’étang aux nénuphars de Saint-Stéphane?

    L’AUTRE : Nous retrouverons la lumière d’avant, la lumière d’avant cette découverte et la lumière d’avant les autres découvertes.

    L’UN : Retrouveras-tu la lumière d’avant Lacan et consorts?

    L’AUTRE : Nous retrouverons la lumière d’avant Lacan et consorts.

    L’UN : Promis?

    L’AUTRE : Promis.

    L’UN : Promis, juré?

    L’AUTRE : Je vous en fais la promesse.

     

    -II-

     

    LA VOIX DE BRUNO JOSEPH BARILLON : L’hôtel Pécuchet était un édifice à l’architecture baroque. Il se distinguait des demeures avoisinantes par la complexité de ses installations. Reflet de la sensibilité de son occupante, Madame Estelle D., il éblouissait par le mouvement audacieux de son vitrail et choquait par l’exubérance des corniches qui ornaient sa façade. Construit dans la première moitié du XVIIIe siècle, il s’élevait à une hauteur de quarante pieds. Chaque face du bâtiment comportait jusqu’en son tiers de hauts pilastres cannelés qui témoignaient d’un anachronisme flagrant dans la composition de l’édifice mais mise à part ce qu’un novice en la matière n’eût point noté, l’hôtel conservait tout le charme des siècles passés.

     

     -III-

     

    L’UN : Maintenant peut commencer la descente vers les origines. Les Joyaux de la Reine Mère. Premier fragment d’un roman inachevé. L’intérieur de l’hôtel offrait une multitude de pièces parées d’ornements florissants. Du rez-de-chaussée, on communiquait aux caves par un étroit escalier métallique, comme celui qui mène aux coulisses de ce théâtre. Ces caves formaient un cadre mystique. Une galerie vinicole débouchait sur une pièce circulaire dont les murs étaient recouverts d’impressions religieuses. Au centre de ce sanctuaire, on avait creusé un puits sur les restes d’un autre puits datant de l’Antiquité. Il avait résisté courageusement aux agressions du temps. Les pierres qui constituaient le pourtour étaient régulièrement espacées. Elles disparaissaient néanmoins ici et là derrière une fine pellicule de bryophytes. Les Joyaux de la Reine Mère. Deuxième fragment d’un roman inachevé. Estelle possédait un charme intime qui, dans sa jeunesse, avait plus d’une fois envoûté les cœurs les moins sensibles. Et personne à ma connaissance n’avait su triompher de l’attrait magique qu’elle produisait. Les Joyaux de la Reine Mère. Troisième fragment d’un roman inachevé. On sonna. Elle tressaillit. Estelle, dès qu’elle eut reconnu du perron, la personne qui se présentait chez elle à une heure aussi tardive, s’empressa d’en avertir Edmond… Mais ne le trouvant point dans la cave, elle le surprend inconscient, Edmond, Edmond, Edmond saigné à blanc, râlant sur le plancher du salon, au pied d’une impressionnante pendule à gaine.

    L’AUTRE : Le temps est rompu. Estelle est morte. Estelle est morte. Personne n’a le droit de la faire renaître de ses cendres. Qui es-tu, toi qui oses voler son nom, ses yeux, son visage? Tu crois posséder son âme mais c’est le démon qui te possède. Dans mon village, on dit que le démon peut prendre différents visages. On dit qu’il envoûte les cœurs les moins sensibles. Mais moi, j’ai appris à m’en méfier, à le reconnaître. Un jour, je m’en allais vers le soleil et avant que les brumes matinales n'aient libéré les bas flancs de la montagne, je l’ai vu assis sur un rocher : il me regarde, il me sourit. Je m’approche. Il disparaît. Un instant, juste un instant. Et puis, l’obscurité.

     

    -IV-

    CHANT DES CAILLOUX DU CIMETIÈRE DU PAYS FORTIFIÉ

     

    On pleure les morts

    Mais bien avant l’heure

    Les morts dans leur trou

    Enterrent les vivants

     

    Enterrez la vie

    Enterrez-la là

    Il faut achever l’ouvrage

     

    Enterrez la vie

    Enterrez-la là

    Il faut achever l’enterrement les vivants

     

    L’UN : Alors, tous, au fond, tendus, « roides » comme disent les morts, ils attendent…

    L’AUTRE : Quoi? L’espérance? Et toutes ces pierres jetées au hasard, ces pierres tombales, et ces fleurs, ces couronnes de fleurs, et ces croix éparpillées, et ces pleurs, et cette clameur qui vient de l’enfer, et ces dieux et cet enfer qu’ils clament en paroles, la peur au ventre, et leurs silences gênés, et ce tintamarre du diable qui les fait avancer, tous alignés comme des bêtes rampantes, et ce psaume misérable qui ferme la marche, qui ferme le cortège, et cette miséricorde, et cette agitation…

    ENSEMBLE : Toute cette agitation.

    LA VOIX : On pleure les morts mais bien avant l’heure, les morts dans leur trou, enterrent les vivants…

     

    -V-

    LE CHRIST DE SAINT-STÉPHANE

    Poème hémiplégique

     

    Nul n’a de chagrin

    Quand meurt la vertu

    Souverain déchu

     

    Un morceau d’airain

    Où se brise le nu

    Où chavire la rue

     

    Lequel veut le grain

    Lequel veut la vue

    La folie perdue

     

    Fantômes et pantins

    Vos yeux sont cousus

    Et vos lèvres griffues

     

    Stercoraire vilain

    Mi blanc mi charnu

    Que le froid te tue

     

    Ô froid souterrain

    Ô roi, ô statue

    Mon âme s’est perdue

     

    Ganaches et gandins

    Mon âme s’est perdue

    Mon homme s’est pendu

     

    Poète musicien

    Ta muse perd la vue

    Musique éperdue

     

    Et meurt le chemin

    Et meurt le vécu

    Le fruit défendu

     

    Judas n’est pas loin

    Armé je l’ai vu

    Le corps est rompu

     

    -VI-

     

    L’UN : Qui es-tu?

    L’AUTRE : Et toi, qui es-tu?

    L’UN : Qui es-tu? Qui es-tu? L’heure est venue et tu dois me le dire…

    L’AUTRE : L’heure est venue, en effet… Je suis ton ami d’enfance. Témoin privilégié ou réminiscence des pages les plus heureuses de ton œuvre de jeunesse. Je suis l’autre. Celui ou Celle. Je suis l’enfant qui a su ravaler ses larmes quand on le punissait à ta place et qui a su te pardonner. Je suis celui qui t’a vu pleurer un soir, des larmes de sang. Je suis celui qui a su te trouver beau dans la colère, celui qui a su te reconnaître. Celui qui, à la fin d’un été brûlant commençait à ressentir le long de sa nuque, la tiédeur de ton haleine qui charriait des mots… aux abords d’une ligne de chemin de fer, aux abords d’une propriété privée parsemée de cadavres et de peupliers à deux têtes… Je suis l’autre. Celui qui, à l’automne, un soir d’automne j’imagine, un autre soir de fortune, est venu te déranger pendant ta relecture de toi-même ou du Château des Carpates de Jules Verne – souviens-toi, c’était dans la chambre de bonne d’un hôtel particulier parisien, construit dans l’urgence et dans le crépuscule d’une saison littéraire rococo –. Je suis ta jeunesse oubliée, sacrifiée, inédite. Je suis l’autre : Les Joyaux de la Reine Mère, Le monstre de la Carnia, Edmond ou ton éternel conflit avec l’autorité. Tes blessures à peine cicatrisées, ta révolte aux regards absents… Je suis venu te déranger une dernière fois sur la scène d’un théâtre vide d’âmes désormais et dans lequel la voix de la Stilla s’est éteinte pour toujours… Au moment où retentira le cri du poète dramatique, nous serons morts tous les deux. De quelle nature est le cri qui annonce la fin de la représentation? Est-ce celui du créateur devant l’objet de sa création? Est-ce celui du nourrisson? Est-ce celui d’une nourrice? Pourquoi l’idéal devrait-il pencher d’un côté plutôt que de l’autre? Je suis venu te déranger une dernière fois dans ton authenticité, dans ton envie d’écrire des livres et de t’exiler… Je suis venu te déranger pour la dernière fois. Comme une étrangère. Je suis ta jeunesse hurlante de l’autre côté d’un hublot, de ton hublot. Je suis ta jeunesse trans-alpique, intraduisible. Je suis ton chef-d’œuvre italien. Estelle D., c’est moi. Avant de nous ouvrir les yeux, Monsieur l’Écrivain, songez d’abord à nous les rendre. Estelle D., c’est moi. Estelle D., c’est moi.

     

    Elle l’abat d’un coup de poignard dans le dos. Un seul.

     

    -VII-

     

    Après s’être frottée au cadavre d’untel :

     

    LA VOIX DE BRUNO JOSEPH BARILLON :

    L'heure est venue, des pas retentissent dans l'escalier en colimaçon, dans l'eau du puits flottent des carcasses de viande, la carcasse de ton père et la carcasse de son acolyte et la carcasse de la bouchère, celle qui dans la tourmente, dans tes interruptions volontaires d'écrire, avait fait le pari audacieux de « leur faire fermer boutique » parce qu'ils étaient selon elle, homosexuels,

    Ta mère ouvre la porte de la chambre, elle porte une robe à l'antique ou une robe du Directoire et sa chevelure est ornée d'une couronne de caryophyllacées, elle s'introduit dans la chambre et nous surprend tous les deux, elle s'invite dans nos jeux du docteur et dans nos jeux du cirque, elle invente de nouvelles règles et la règle du sexe opposé,

    Un chat a fait ses griffes et lui a lacéré les mollets, dans la chambre, Balzac contre Zola, Flaubert qui se tripote dans un coin, l'arsenic au coin de la bouche, et même Shakespeare, la reine est entrée dans la chambre froide, celle des deux amants ou de deux éminents professeurs de littérature générale,

    Elle est entrée dans la chambre double d'un hôtel particulier d'un autre siècle et non d'un autre temps, elle est venue se réfugier dans notre buisson ardent datant probablement de l'origine du monde et que tu peinais à imaginer en ma présence, la reine est entrée dans la nostalgie de nos rêves éveillés, elle est entrée dans tes rêveries futures qui n'effaceront jamais tes rêveries du passé,

    L'hypocrite est dans ta chambre parmi nous, dans un coin de l'un de tes placards laissés entrouverts, dans un coin de ton cerveau, dans notre quelque part à l'abri du monde et de la foule qui hante les cités nouvelles, quelqu'un d'autre que moi a voulu te prendre au dépourvu,

    Elle n'ignore plus rien de tes mensonges, tes mensonges à propos de la littérature et à propos du théâtre valent bien d'autres mensonges, ceux de la littérature contemporaine, ceux du théâtre contemporain, la reine est entrée,

    Elle entre dans le théâtre des enfants que nous étions et que nous n'aurons jamais, aujourd'hui nous mourons tous les deux, non par manque d'ambition mais par manque de savoir, loin de la chose contemporaine,

    Nous mourons, nous sommes morts, nous sommes glacés, l'heure est venue, l'heure est venue, ouvrez grand la bouche, Monsieur l'écrivain, ouvrez grand la bouche et faîtes « Aaaaaah ».

     

    Un cri insolite déchira le silence de la nuit. Surgi des entrailles de la terre, le vent le propaga dans l’ombre, parmi les monts escarpés de la Carnia... Au petit matin, l’un et l’autre. Fin de la représentation.

     

     

    Une œuvre de jeunesse (1986-2023)

    Bruno Bisaro

     

    Autoportraits en auteur dramatique

    Ouvrage à paraître en 2024

     

    Catégorie : En auteur dramatique