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L'intrépide Bruno Bisaro

La plupart des poèmes rassemblés ici ont été composés entre 1995 et 2003. Ils correspondent à « ma période marseillaise » et à mon retour vers Paris. On peut imaginer leur auteur les dire ou les chanter, quelques années plus tard, à l’aube des années 2010, dans la nuit étroite d’un music-hall parisien. Ou se souvenir. Voici donc de nouveau le ciel peuplé.

 

-I-

 

La terre est un plateau qu’un beau sorcier à la barbe téméraire traîne debout sur une plage, dans la poussière venue chatouiller l’haleine protectrice des corps allongés et cramés au troisième sous-sol (sous l’épiderme). Un cadran impassible, tantôt dressé comme un building et bancal au millimètre près, au poil, à la virgule près.

Le plateau claudique derrière son hôte, ou marchant dans son pas, il paraît alors comme suspendu à son souffle, dans l’odeur de synthèse qui émane des pores rincés. On dirait un cerf-volant hésitant et qui fait du rase-mottes.

La terre est un plateau guignol, une géométrie d’accroches pour bracelets, montres et lunettes de soleil… L’astre crapahute en faux-fuyant dans la chaleur d’un calorimètre. À son bras, des serviettes.

***

Il ère l’air de rien le black zélé aux pieds crevassés et derrière moi, le chant nombreux et faussement euphorique des tam-tams. On devine dans les vapeurs, dix cymbales martyrisées par une tribu de blancs-becs, arrogants, impérieux, menaçants comme des cieux envahis par une mouette.

Il s’éloigne le sourire de la noire horlogerie, vers la rampe bétonnée, vers le déambulatoire brûlant du regard des voyeurs. Il s’éloigne, voûté : voûte céleste, valeureuse, sur un tapis noir de monde…

Un cadran roule des mécaniques. Sur le ponton carambolent des planches : planches de surf, planches à pain… Plancher d’Amérique. Puis la nuit sur la mer.

 ***

J’écris un mur. Une nuit sur la mer. On entend quelques rires de gazon derrière moi. On entend quelque chose. Oui, des rires. Des rires élégants. Des rires raffinés. Des rires de fillettes. Des filles rotent dans l’herbe fraîche. L’haleine hilarante des filles, des filles irritables qui trinquent… leur haleine frissonne dans l’air nocturne et ce frisson de pâquerette, ce frisson de vert ivre, ce frisson dérisoire cogne le mur de la mer.

La mer est verticale. C’est un rideau noir qui s’abat en sanglots unanimes et l’écume que l’on cogne est un mur frémissant.

Ô mer, depuis combien de temps es-tu ce mur qu’un carré de pelouse idiot tente de fracturer? Depuis combien de temps es-tu ce vert soupirant, le sel à l’odeur éméchée des filles?

Derrière moi, on entend le choc d’un ongle contre le verre… Cabriole du verre émoussé.

***

J’ai rêvé le soleil du temps verrouillé : blanc, hautain, brûlant. J’étais encore un homme, avec des genoux d’homme… Éternité issue d’un ventre, du battement d’un système, de la douceur d’une nuit. Je plonge dans le jour immobile.

Sur une page blanche palabre un prophète. Dans la blancheur, dans la précarité de phonèmes ordonnés, noirs sur blanc, c’est donc un amoncellement grinçant de fauteuils et de strapontins. La classe de perfectionnement redécouvre le bâton de craie griffonnant le tableau noir. Sur la mer, mer-miroir, la houle est studieuse.

J’enfile le maillot du baigneur. Classique, bariolé. J’ai les genoux en feu. Au passage, quelqu’un entonne et à sa barbe : « Mal à l’œil vitreux (La soute, TRALALALALÈRE), Malle à la vitre teintée (La soute, TRALALALA). »

 

-II-

 

Et ventre à terre, son ventre rêve un soleil rouge de crépuscule.

 

Il a ôté son croco manchon

Il a ôté son chapeau

Puis ses potes lui ont craché au visage

 

Ont battu des flancs

Ont scalpé la roche

Ont piétiné la fronde des thallophytes

 

Puis la sirène des keufs

A tordu son sguègue

A redressé ses bras en croix

A coiffé ses potes au poteau

 

Ils ont poursuivi vers un feu

(Vers la porte grillagée des jardins)

 

Puis la sirène a fait ramper la toison de ses coudes

Ils saignaient

 

Puis la sirène a arraché ses dents une à une

(Parce qu’elles mordaient la pelouse)

 

Et la sirène

A planté les dents en couronne autour de son crâne

 

Un bâton est venu heurter le chambranle de la porte

Puis son anus s’est mis à saigner

(Pommade blanche à fesser de son père)

 

Il s’en fout de la prison

Il m’a pris pour sa poupée hispanique

Il pleurait comme une fille sur le terrain de beach-volley

 

Il pleurait comme une Maria

 

Il s’en fout de la prison

Il s’enferme tout seul chez lui et à l’ombre des murs :

 

J’attends la chaleur de l’enfer

Ton paradis fait froid dans le dos

Le vent ne souffle plus sur la terre

Toute la terre est bâillonnée

 

Dehors c’est la débâcle

Avec des coups de bâton qui se perdent

Et qui viennent heurter

Le cadre vermoulu des portes

 

Puis il a posé son oreille contre un coquillage

Il a regardé le ciel cadenassé

(Car nageant sur le dos)

 

***

 

Alors a retenti

Le chant maudit

Le chant rare

Le glaviot sonore

 

Alors a retenti

La voix du matin

La voix du shérif

 

Tous étaient présents à la cour

(Aucun ne manquait à l’appel)

 

Une main cherche à lui ôter son cuir

Un front lézardé songe à l’asperger d’essence

 

Mais notre roi joue à rêver encore

 

Puis il s’en est allé

Fier, pommadé, nu

Et c’est une reine

Lorsqu’il se prosterne

 

(À l’appel de son nom

 Il a ôté lui-même gant et chapeau)

 

Puis il s’en est allé

Peut-être s’est-il pendu

Et ventre à terre

Son ventre rêve

Un soleil rouge de crépuscule

 

-III-

 

J’ai grandi dans la mort de l’art : je regarde de l’autre côté d’une phrase, de l’autre côté d’un mot, comme un condamné à mort regarde de l’autre côté des barbelés d’un camp et parfois, il arrive que l’on me surprenne un peu, mais c’est moi-même que je traîne par les cheveux vers la fosse commune, selon un itinéraire oblique.

 

Les chars aux nez rouges

Débordent de corps tondus de troncs décharnés

On brade ici échardes vieillies pinsons aphones

Becs ouverts barrés d’allumettes

Crevant les lucarnes des navettes

Là chauffards hurlants chouettes soûlardes mages illettrés

Brûlant les feus du boulevard

Ceux d’une rampe corbillard

 

Sur une mer déchirée nappée de mésanges cendrées

Sur des kilomètres de brindilles

Les corbeaux ont les ailes brûlées

 

Mais le ciel étoilé étouffe les décombres d’un temple jaune

 

***

 

Je vois un bassin aride

Les corps décharnés des Maliens dans le désert

 

Des filles des colonies de filles qui rotent

En mangeant des sandwiches

 

Les berges vides d'un fleuve large comme la mer

Je respire l’odeur du sperme de Pasolini, Pier Paolo

 

Je vois un C au fond d'un bois

Et l'odeur d'une oreille

Et la sève défroquée des arbres

Et une lettre restée sans réponse

 

Elle caresse un feuillage colonial

 

Au retour de Paname

Le sang s'étiole

Et il reste violet sous l'éteule

 

Et les arbres se branlent sous leur képi

Et pètent en l'air douze fois comme des alexandrins

Et la sirène s'ébaudit encore dans la pleutre grisaille

 

 

Le long des cabanes

Le long des murs tagués taguant

Le long des couloirs-discothèques

Le long des barbes (Bouches barbelées)

Le long des lavabos (Corridors dentureux)

Le long des friches des antres affectées de l’odeur des corps

Le long des colonnes des trous de Buren des bouches de métro

Des scènes de théâtre soumises

Indisposées

 

Le long des entrejambes violets violés violents ils retentissent

Les douze coups de la sirène

Ils cognent à la lucarne

Ils cognent au tissu

Ils sifflent le long des toits

 

Ils ébranlent

Le long pouce de C. (César)

Le long nez de C. (Cléopâtre)

 

Au passage la Jeanne d’Arc de la Momie

Ouvre un œil, ferme le bal

 

Aux éventés des tapis

Aux marchands du temple bedonnant

À l’assemblée venue célébrer l’an 54

Aux visiteurs d’occasion gras

 

Et même aux cloportes

Dans le silence de mort d’un soir de première

Ismène précise le nez pincé

 

Et même elle agite souverainement son mouchoir

C’est l’heure de la visite guindée

 

Et elle précise :

Astre filtré, lustre sans âge

Droit au sommeil

 

-IV-

 

Bruno Bisaro est mort lui-aussi. On savait bien qu'il finirait par se jeter platement sous les roues d’un autobus.

 

***

 

Je le vois mon marin

Il se tient droit devant moi

Il est venu finalement

 

Il est venu le jour de ma mort

Il me salue en agitant son feutre

Il me salue en agitant son chapeau

Le drôle, il me couvre de fleurs

 

Il a le verbe haut

Et dans l'air feutré des fourmis se tordent

 

Pourquoi flottes-tu dans ton chapeau

Melon marin

Où flottes-tu

Marin, melon

 

Les ouvrières rient de plus belle

Mais du rire des ribaudes

 

Mon marin s’en est allé

Avec un drôle d’oiseau

Une espèce de chapeau

Avec des plumes rampantes

Un vestige de plumes de paon

Et veston assorti

 

Je vous paierai ce que vous voudrez

Monsieur l’Arnaqueur

 

Diable, je vous paierai

Mais je ne veux plus entendre

Cette foutue sirène

 

Je vous paierai le prix fort

 

Tiens, je t’achète une montre

Vérifie qu’elle n’est pas bloquée

 

Étude scrupuleuse de son mécanisme

Et à l’ombre des serviettes :

 

Rafistole-moi, noir artisan

Rafistole-moi, marabout d’Afrique

Je veux être un corps tout blanc

Une hostie éloquente de blancheur

 

***

 

À ces mots calanche un impérialiste. Mais son cœur, dans un sceau, bat la seconde et se refuse à tout repos. Il sera bientôt diplômé.

 

***

 

Ton fils meurt, maman

Carillonnent les pendules

 

Quand il meurt

Sonne l’heure

Sonne l’heure…

 

***

 

Puis je vois tous les autres

Tous les autres, tous les morts

 

Tous ces morts

Ils prennent l’autobus

 

Je vois les morts

Je les connais déjà

Je les reconnais dans tes yeux

 

Tous

Ils prennent l’autobus

Ils prennent l’avion

Ils prennent le bateau

Ils prennent le train

 

Ils voyagent à voiles ou à moteur

 

Et puis encore ils me regardent

Comme moi je les regarde

Comme toi tu me regardais

Quand je prenais l’autobus autrefois

Tu agitais ton mouchoir

 

Le marin a l’air heureux

Je précise qu'il en a seulement l'air

Regarde il pense à moi il est tout seul

Il a laissé son chapeau au vestibule

Au potager des chapôs ridicules

 

Et puis il est allé au cabinet

Je le vois au cabinet

Il pense à moi il a fini son transit

Et puis maintenant il se torche

Avec mes poèmes

Et puis il tire la chasse

 

Regarde maman c’est la plage

Il y a Monsieur Bamboula il vend des montres

Il y a Monsieur Blanc Bec

Il fait du surf à roulettes sur le remblai…

 

Ce jour-là, Bruno Bisaro est mort pour la 122ème fois.

 

 

L'intrépide Bruno Bisaro

Ouvrage à paraître en 2024

 

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