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Une œuvre de jeunesse

-I-

 

L’UN : Je reprendrai tout depuis le début.

L’AUTRE : Nous reprendrons tout depuis le début.

L’UN : Depuis le commencement.

L’AUTRE : Depuis le commencement.

L’UN : Promis?

L’AUTRE : Promis.

L’UN : Avec un maximum de détails.

L’AUTRE : Avec un maximum de détails.

L’UN : Avec le maximum de précisions.

L’AUTRE : Avec le maximum de précisions.

L’UN : Avec le maximum de références.

L’AUTRE : Avec le maximum de références.

L’UN : Avec le maximum de lumière.

L’AUTRE : Avec le maximum de lumière.

L’UN : Retrouveras-tu la lumière de la description de ce puits datant probablement de l’origine du monde?

L’AUTRE : Nous retrouverons la lumière.

L’UN : Retrouveras-tu la lumière de la description de ce stylet, si vrai que sa lame effilée semblait déjà incrustée dans la chair? Retrouveras-tu la lumière de ce tranchant-là?

L’AUTRE : Nous retrouverons cette lumière.

L’UN : Oublieras-tu néanmoins la lumière du temps de la lampe à pétrole et de la lampe à huile? Oublieras-tu ces deux lumières-là?

L’AUTRE : Oh, ces deux lumières-là, je crois que nous les oublierons définitivement.

L’UN : Retrouveras-tu la lumière du temps de la structure circulaire de l’œuvre littéraire et des héritiers du temps de la structure circulaire de l’œuvre littéraire?

L’AUTRE : Nous retrouverons la lumière.

L’UN : Enterras-tu les cadavres?

L’AUTRE : Nous enterrons les cadavres.

L’UN : Enterras-tu tous les cadavres?

L’AUTRE : Non, bien sûr. Seulement quelques-uns.

L’UN : Que feras-tu des autres?

L’AUTRE : Nous laisserons les autres se décomposer à l’air libre, à la lumière du savoir des maîtres ès littérature.

L’UN : Et que feras-tu des nouveau-nés abandonnés à la puanteur?

L’AUTRE : Je leur briserai la nuque pour mieux t’entendre hurler.

L’UN : Abandonneras-tu tous les nouveau-nés à la puanteur? À la même puanteur?

L’AUTRE : Pour tous les nouveau-nés, le même sort. Sauf pour ces deux-là.

L’UN : Que feras-tu de ces deux-là, les deux derniers?

L’AUTRE : Nous saignerons ces deux-là, les deux derniers, à l’endroit de la trachée artère. Sois tranquille.

L’UN : Retrouveras-tu la lumière du cercle des origines (en cela, sache que la lecture de Franz Kafka et de Stephen King est impardonnable) ?

L’AUTRE : Impardonnable. Vraiment impardonnable.

L’UN : Malgré cela, retrouveras-tu la lumière?

L’AUTRE : Nous retrouverons la lumière.

L’UN : La lumière d’avant la découverte de l’étang aux nénuphars de Saint-Stéphane?

L’AUTRE : Nous retrouverons la lumière d’avant, la lumière d’avant cette découverte et la lumière d’avant les autres découvertes.

L’UN : Retrouveras-tu la lumière d’avant Lacan et consorts?

L’AUTRE : Nous retrouverons la lumière d’avant Lacan et consorts.

L’UN : Promis?

L’AUTRE : Promis.

L’UN : Promis, juré?

L’AUTRE : Je vous en fais la promesse.

 

-II-

 

LA VOIX DE BRUNO JOSEPH BARILLON : L’hôtel Pécuchet était un édifice à l’architecture baroque. Il se distinguait des demeures avoisinantes par la complexité de ses installations. Reflet de la sensibilité de son occupante, Madame Estelle D., il éblouissait par le mouvement audacieux de son vitrail et choquait par l’exubérance des corniches qui ornaient sa façade. Construit dans la première moitié du XVIIIe siècle, il s’élevait à une hauteur de quarante pieds. Chaque face du bâtiment comportait jusqu’en son tiers de hauts pilastres cannelés qui témoignaient d’un anachronisme flagrant dans la composition de l’édifice mais mise à part ce qu’un novice en la matière n’eût point noté, l’hôtel conservait tout le charme des siècles passés.

 

 -III-

 

L’UN : Maintenant peut commencer la descente vers les origines. Les Joyaux de la Reine Mère. Premier fragment d’un roman inachevé. L’intérieur de l’hôtel offrait une multitude de pièces parées d’ornements florissants. Du rez-de-chaussée, on communiquait aux caves par un étroit escalier métallique, comme celui qui mène aux coulisses de ce théâtre. Ces caves formaient un cadre mystique. Une galerie vinicole débouchait sur une pièce circulaire dont les murs étaient recouverts d’impressions religieuses. Au centre de ce sanctuaire, on avait creusé un puits sur les restes d’un autre puits datant de l’Antiquité. Il avait résisté courageusement aux agressions du temps. Les pierres qui constituaient le pourtour étaient régulièrement espacées. Elles disparaissaient néanmoins ici et là derrière une fine pellicule de bryophytes. Les Joyaux de la Reine Mère. Deuxième fragment d’un roman inachevé. Estelle possédait un charme intime qui, dans sa jeunesse, avait plus d’une fois envoûté les cœurs les moins sensibles. Et personne à ma connaissance n’avait su triompher de l’attrait magique qu’elle produisait. Les Joyaux de la Reine Mère. Troisième fragment d’un roman inachevé. On sonna. Elle tressaillit. Estelle, dès qu’elle eut reconnu du perron, la personne qui se présentait chez elle à une heure aussi tardive, s’empressa d’en avertir Edmond… Mais ne le trouvant point dans la cave, elle le surprend inconscient, Edmond, Edmond, Edmond saigné à blanc, râlant sur le plancher du salon, au pied d’une impressionnante pendule à gaine.

L’AUTRE : Le temps est rompu. Estelle est morte. Estelle est morte. Personne n’a le droit de la faire renaître de ses cendres. Qui es-tu, toi qui oses voler son nom, ses yeux, son visage? Tu crois posséder son âme mais c’est le démon qui te possède. Dans mon village, on dit que le démon peut prendre différents visages. On dit qu’il envoûte les cœurs les moins sensibles. Mais moi, j’ai appris à m’en méfier, à le reconnaître. Un jour, je m’en allais vers le soleil et avant que les brumes matinales n'aient libéré les bas flancs de la montagne, je l’ai vu assis sur un rocher : il me regarde, il me sourit. Je m’approche. Il disparaît. Un instant, juste un instant. Et puis, l’obscurité.

 

-IV-

CHANT DES CAILLOUX DU CIMETIÈRE DU PAYS FORTIFIÉ

 

On pleure les morts

Mais bien avant l’heure

Les morts dans leur trou

Enterrent les vivants

 

Enterrez la vie

Enterrez-la là

Il faut achever l’ouvrage

 

Enterrez la vie

Enterrez-la là

Il faut achever l’enterrement les vivants

 

L’UN : Alors, tous, au fond, tendus, « roides » comme disent les morts, ils attendent…

L’AUTRE : Quoi? L’espérance? Et toutes ces pierres jetées au hasard, ces pierres tombales, et ces fleurs, ces couronnes de fleurs, et ces croix éparpillées, et ces pleurs, et cette clameur qui vient de l’enfer, et ces dieux et cet enfer qu’ils clament en paroles, la peur au ventre, et leurs silences gênés, et ce tintamarre du diable qui les fait avancer, tous alignés comme des bêtes rampantes, et ce psaume misérable qui ferme la marche, qui ferme le cortège, et cette miséricorde, et cette agitation…

ENSEMBLE : Toute cette agitation.

LA VOIX : On pleure les morts mais bien avant l’heure, les morts dans leur trou, enterrent les vivants…

 

-V-

LE CHRIST DE SAINT-STÉPHANE

Poème hémiplégique

 

Nul n’a de chagrin

Quand meurt la vertu

Souverain déchu

 

Un morceau d’airain

Où se brise le nu

Où chavire la rue

 

Lequel veut le grain

Lequel veut la vue

La folie perdue

 

Fantômes et pantins

Vos yeux sont cousus

Et vos lèvres griffues

 

Stercoraire vilain

Mi blanc mi charnu

Que le froid te tue

 

Ô froid souterrain

Ô roi, ô statue

Mon âme s’est perdue

 

Ganaches et gandins

Mon âme s’est perdue

Mon homme s’est pendu

 

Poète musicien

Ta muse perd la vue

Musique éperdue

 

Et meurt le chemin

Et meurt le vécu

Le fruit défendu

 

Judas n’est pas loin

Armé je l’ai vu

Le corps est rompu

 

-VI-

 

L’UN : Qui es-tu?

L’AUTRE : Et toi, qui es-tu?

L’UN : Qui es-tu? Qui es-tu? L’heure est venue et tu dois me le dire…

L’AUTRE : L’heure est venue, en effet… Je suis ton ami d’enfance. Témoin privilégié ou réminiscence des pages les plus heureuses de ton œuvre de jeunesse. Je suis l’autre. Celui ou Celle. Je suis l’enfant qui a su ravaler ses larmes quand on le punissait à ta place et qui a su te pardonner. Je suis celui qui t’a vu pleurer un soir, des larmes de sang. Je suis celui qui a su te trouver beau dans la colère, celui qui a su te reconnaître. Celui qui, à la fin d’un été brûlant commençait à ressentir le long de sa nuque, la tiédeur de ton haleine qui charriait des mots… aux abords d’une ligne de chemin de fer, aux abords d’une propriété privée parsemée de cadavres et de peupliers à deux têtes… Je suis l’autre. Celui qui, à l’automne, un soir d’automne j’imagine, un autre soir de fortune, est venu te déranger pendant ta relecture de toi-même ou du Château des Carpates de Jules Verne – souviens-toi, c’était dans la chambre de bonne d’un hôtel particulier parisien, construit dans l’urgence et dans le crépuscule d’une saison littéraire rococo –. Je suis ta jeunesse oubliée, sacrifiée, inédite. Je suis l’autre : Les Joyaux de la Reine Mère, Le monstre de la Carnia, Edmond ou ton éternel conflit avec l’autorité. Tes blessures à peine cicatrisées, ta révolte aux regards absents… Je suis venu te déranger une dernière fois sur la scène d’un théâtre vide d’âmes désormais et dans lequel la voix de la Stilla s’est éteinte pour toujours… Au moment où retentira le cri du poète dramatique, nous serons morts tous les deux. De quelle nature est le cri qui annonce la fin de la représentation? Est-ce celui du créateur devant l’objet de sa création? Est-ce celui du nourrisson? Est-ce celui d’une nourrice? Pourquoi l’idéal devrait-il pencher d’un côté plutôt que de l’autre? Je suis venu te déranger une dernière fois dans ton authenticité, dans ton envie d’écrire des livres et de t’exiler… Je suis venu te déranger pour la dernière fois. Comme une étrangère. Je suis ta jeunesse hurlante de l’autre côté d’un hublot, de ton hublot. Je suis ta jeunesse trans-alpique, intraduisible. Je suis ton chef-d’œuvre italien. Estelle D., c’est moi. Avant de nous ouvrir les yeux, Monsieur l’Écrivain, songez d’abord à nous les rendre. Estelle D., c’est moi. Estelle D., c’est moi.

 

Elle l’abat d’un coup de poignard dans le dos. Un seul.

 

-VII-

 

Après s’être frottée au cadavre d’untel :

 

LA VOIX DE BRUNO JOSEPH BARILLON :

L'heure est venue, des pas retentissent dans l'escalier en colimaçon, dans l'eau du puits flottent des carcasses de viande, la carcasse de ton père et la carcasse de son acolyte et la carcasse de la bouchère, celle qui dans la tourmente, dans tes interruptions volontaires d'écrire, avait fait le pari audacieux de « leur faire fermer boutique » parce qu'ils étaient selon elle, homosexuels,

Ta mère ouvre la porte de la chambre, elle porte une robe à l'antique ou une robe du Directoire et sa chevelure est ornée d'une couronne de caryophyllacées, elle s'introduit dans la chambre et nous surprend tous les deux, elle s'invite dans nos jeux du docteur et dans nos jeux du cirque, elle invente de nouvelles règles et la règle du sexe opposé,

Un chat a fait ses griffes et lui a lacéré les mollets, dans la chambre, Balzac contre Zola, Flaubert qui se tripote dans un coin, l'arsenic au coin de la bouche, et même Shakespeare, la reine est entrée dans la chambre froide, celle des deux amants ou de deux éminents professeurs de littérature générale,

Elle est entrée dans la chambre double d'un hôtel particulier d'un autre siècle et non d'un autre temps, elle est venue se réfugier dans notre buisson ardent datant probablement de l'origine du monde et que tu peinais à imaginer en ma présence, la reine est entrée dans la nostalgie de nos rêves éveillés, elle est entrée dans tes rêveries futures qui n'effaceront jamais tes rêveries du passé,

L'hypocrite est dans ta chambre parmi nous, dans un coin de l'un de tes placards laissés entrouverts, dans un coin de ton cerveau, dans notre quelque part à l'abri du monde et de la foule qui hante les cités nouvelles, quelqu'un d'autre que moi a voulu te prendre au dépourvu,

Elle n'ignore plus rien de tes mensonges, tes mensonges à propos de la littérature et à propos du théâtre valent bien d'autres mensonges, ceux de la littérature contemporaine, ceux du théâtre contemporain, la reine est entrée,

Elle entre dans le théâtre des enfants que nous étions et que nous n'aurons jamais, aujourd'hui nous mourons tous les deux, non par manque d'ambition mais par manque de savoir, loin de la chose contemporaine,

Nous mourons, nous sommes morts, nous sommes glacés, l'heure est venue, l'heure est venue, ouvrez grand la bouche, Monsieur l'écrivain, ouvrez grand la bouche et faîtes « Aaaaaah ».

 

Un cri insolite déchira le silence de la nuit. Surgi des entrailles de la terre, le vent le propaga dans l’ombre, parmi les monts escarpés de la Carnia... Au petit matin, l’un et l’autre. Fin de la représentation.

 

 

Une œuvre de jeunesse (1986-2023)

Bruno Bisaro

 

Autoportraits en auteur dramatique

Ouvrage à paraître en 2024

 

Catégorie : En auteur dramatique

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