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L'intrépide Bruno Bisaro - Page 2

  • Les arbres

    Le poète est seulement disponible à l’expression. Il ne parle jamais à la foule. La liberté est un plongeon confortable pour le poète des bas-fonds. Mourir idiot n’est pas honnête. Fuyons.

     

    Ça fait une éternité que je marche. C’est-à-dire des nuits. Je marche. Je n’arrête pas de marcher. Je parle aux arbres. Les arbres sont mes compagnons. Alors, au passage, je leur crie des choses. Je leur dis : « j’ai faim » mais surtout « j’ai soif » dans cette nuit qui n’en finit pas.

    Ça fait combien de temps que je ne me suis pas arrêté pour vous arroser les pieds, hein, les arbres? Ça fait combien de temps… Ça fait combien de temps que vous vous ressemblez tous? Parce que dans la nuit, vous n’êtes que des ombres… Des ombres humides. Interminables.

    Alors je voudrais bien ce soir m’entendre, comme un bourgeois tout vert s’entend m’entendre vous crier quelque chose… Quelque chose de solide à la gueule. De consistant.

    Vos ombres me font peur. C’est horrible. Elles me font horriblement peur. Même que parfois j’en chie dans mon froc… Une de ces paniques qui me surprend en plein vol, au milieu d’une route, et surpris par elle ou par les affres de la marche, je disparais sur le bas-côté… D’autres ombres m’invitent alors à me tenir droit, à me redresser. Les jambes légèrement écartées, je fixe un point au-dessus de moi, vers le sommet d’un arbre… Ou de moi-même, les yeux fermés, je m’accroupis un instant, pour chier tout ce que je peux. Dans un coin du ciel.

    Et puis une nuit, plus rien. Je ne peux plus chier. Je ne peux plus pisser. Je ne hurle plus rien à l’adresse des arbres. Vos ombres immenses me foutent la paix et ne répondent plus. C’en est fini de l’emmerdement.

    Il pleut. Je marche dans le vent mouillé. Mes habits sont lourds et pleins de boue. J’ai l’impression d’être un arbre. Je vois de la lumière. Je crois rêver. Non, la lumière persiste… Épaisse lumière. Puis des bruits, des voix familières… Ceux d’une gargote. Ceux du Levant. J’entre.

    C’est un foyer misérable, même pour le roi des forêts. Misérable, avec un plancher dont les lattes s’enfoncent drôlement… Attention aux échardes. Je trouve personne dedans ce vieux trou. Personne, sauf ces deux-là. Deux punks collés. Ils n’arrêtent pas de se dire des trucs.

    Ma ceinture a lâché. Je ne sais plus me tenir. Je commande un verre. Ça fait des nuits que j’ai soif. Je te demande du pain. J’ai faim. Mais toi, au-dessus de ton comptoir, tout là-haut, un comptoir qui tangue, tu me dis que tu ne sers plus à cette heure. « Regarde, dehors, c’est la nuit », tu me dis.

    Les bécots se sont tus. Eh bien, moi à présent, je pleure dans une forêt de clous. Je pleure. Je flotte dans mon jean. Pisse-au-vent sous les néons, dans la clarté du Levant… Je fonds en larmes. Je chiale comme un gosse. On se remet à causer dans mon dos : deux poissons rouges. Bouches vers l’avant, corps d’écailles aux flancs et dorsales à crête. Pics en résine… Tous deux viennent peu à peu me chatouiller la plante des pieds.

    Je pleure sous leurs caresses. Je ne cesse de pleurer. Et je t’aperçois… Je te vois penché au hublot. Je sens monter en moi une sève brûlante. Mais mes sanglots s’enracinent. Je rase les murs d’un aquarium. Et je brûle. Et je pleure. Je pleure comme une barrique, je pleure tout mon saoul. Et tout en haut, beau jerricane, tu m’impressionnes…

    Mais je brûle d’impatience. Et même je salive. Derrière moi, les méduses m’accroupissent. Elles jouent avec des fruits. Eh bien, oui, dehors, c’est la nuit. C’est toujours la nuit, pour moi. Alors, dans un silence qui tombe à pic, tu me dis, tu me dis : « Je n’aime pas les étrangers qui pissent et qui chient partout ». Tu n’es pas un arbre, toi. Non, tu n’es pas un arbre.

    Les deux autres sont restés muets. Muets comme des carpes. Et il n’y a qu’eux que je puisse voir. Eux, distinctement, au fond. Je les vois contre moi, comme des cactus livides… Ils restent plantés là. Plus personne au hublot. Je les vois qui se tordent. Au fond, tout au fond depuis l’éternité, eux ne font que tordre ma culotte.

     

     

    Les arbres

    Bruno Bisaro

    Marseille, 1999

     

    L'intrépide Bruno Bisaro

    Ouvrage à paraître en 2024