Je regardais cet homme de près. Avec son crâne rasé de près. Eh bien, cet homme avec son crâne rasé de près, c’était comme une insulte. Il se rasait le crâne. Un crâne rasé, poli jusqu’à l’insolence. Il se rasait le crâne et son crâne brillait au soleil. Comme un jaunet.
Il dormait comme un sou neuf. Le drôle portait un turban. Un turban aux couleurs vives. Il possédait une multitude de turbans. Toutes les heures, il changeait de turban comme s’il fallait un turban pour chaque heure du jour et de la nuit. Je portais encore mes fringues de la veille et son crâne et tous ses turbans venaient me le rappeler. J’avais commis un crime.
Il était là. Assis sur son banc. Imberbe du crâne. Sur son front : rides benoîtes. Quelque chose de coupable cependant dans sa manière de vous regarder ou de cligner… Le bolchévik avait construit une palissade avec des chaises de jardin en plastique, des cageots en plastique, des rêves en plastique et malgré la laideur de l’édifice, une laideur toute plastique, certains en reconnaissaient la maîtrise (celle d’un art ancestral).
Je l’observais sans arrêt. Si le banc est public, son occupant l’est aussi. Je l’ai vu se laver les mains à l’eau minérale. Il se frottait les mains avec fougue. La nuque aussi. Cet homme était manifestement fougueux dans l’hygiène. Après avoir dormi (jamais plus de deux heures l’après-midi, six heures la nuit), il perchait ses oreillers dans les arbres. Avec obstination. Il n’était pas très adroit. Les oreillers retombaient avec fracas. Mais notre homme persistait dans l’effort. Un goût de l’ordre et une certaine raideur dans l’obstination. Toute la rue s’éventrait.
Parfois, à l’adresse de quelques-uns, il hurlait : « SHALALA, SHALALA. »
Il était sans-abri mais lorsqu’il jetait ses oreillers, on constatait que tous les arbres lui servaient d’abri. Tous les arbres, tous les oliviers. Il ne sortait jamais de chez lui sans son vieil imperméable vert à peine usé et son bâton modèle « colonial ». Il s’habillait pour sortir.
Il taillait des pommes avec un petit couteau et les mangeait. On lui offrait des pommes. Il était peut-être végétarien. Son geste paraissait presque naturel sans la tentation qu’il avait de cabotiner. Il obéissait à l’ordre qu’il s’était donné de tailler la pomme, et le geste en paroles coupait la parole au geste, et la pomme se taillait toute seule. Et le plus souvent en imitant quelque dictateur et à grands renforts de gestes et de mimiques, parmi les plumes d’oie en suspension : « SHALALA, SHALALA. »
Ses yeux exprimaient parfois l’extase du Saint-Augustin de Botticelli. Je me suis approché de lui. Il restait immobile. Il n’avait pas d’odeur. L’odeur d’urine ne venait pas de lui. Je respirais l’odeur de pisse du commun des passants.
Dans la tourmente, il me sourit comme on sourit à un enfant et dans ses yeux, je vis le bleu du ciel. Le Maghreb, la liberté... Puis il se découvrit crânement et m’offrit son turban. Il m’en fit une coiffe de circonstance. Il riait dans la circonstance (d’un rire non corrompu) et le crâne qu’il m’offrait, riait aussi. Au crépuscule, le ciel rouge au loin, finirait par se vider de son sang. En filets opaques, depuis une entaille au caillou. Crevé jusqu’au trognon.
Mais pour l’heure, je m’étais armé de son couteau et à toute une foule de pisse-froids, je hurlai les paroles qu’il m’avait enseigné : « SHALALA, SHALALA. »
Le turban glissa sur mon front et tomba sur mes yeux, comme pour étouffer le bleu du ciel.
Bruno Bisaro
Marseille, 1997
L'intrépide Bruno Bisaro et autres poèmes
Ouvrage à paraître le 2 janvier 2026
Éditions Parole et Silence